Cette année-là, la France fut dévastée par une des plus terribles vagues de froid de son histoire, aux conséquences dramatiques.
La première décennie du XVIIIe siècle est une période sombre de l’histoire de France. Sombre, c’est le mot : l’éclat du Roi-Soleil s’est terni et les Lumières ne brillent pas encore. Loin de la gloire d’antan, Louis XIV est un monarque affaibli et usé par un long, trop long règne. La guerre de Succession d’Espagne, commencée en 1701, menace de tourner au désastre pour les armées françaises. L’ennemi est aux frontières. L’interminable conflit grève les finances de l’Etat. Accablé d’impôts, le peuple souffre. Il n’a pas fini.
Le pire est en effet à venir. Aux misères causées par la folie des hommes s’ajoute la colère des cieux. En cette fin de l’année 1708, rien ne laisse présager la catastrophe qui s’annonce. La météo inhabituellement clémente pour un mois de décembre réchauffe quelque peu les âmes éprouvées. Et puis, soudain, dans la nuit du 5 au 6 janvier 1709, jour de l’Épiphanie, les températures chutent vertigineusement. C’est le début du « Grand Hiver » : une vague de froid implacable et inédite, tant par son ampleur que sa durée. Elle s’étendra, témoigne un contemporain, « depuis le sixième janvier jusqu’au 25 de ce mois », avec des températures constamment négatives. À Paris, le mercure descend jusqu’à – 26°C ; – 18° à Bordeaux ; -16° à Montpellier, – 17 à Marseille ! « En quatre jours, note Saint-Simon dans ses Mémoires, la Seine et toutes les autres rivières furent prises, et, ce qu’on n’avait jamais vu, la mer gela à porter le long des côtes. Les curieux observateurs prétendirent qu’il alla au degré où il se fait sentir au-delà de la Suède et du Danemark. » La sensation de froid est accentué par une bise terrible. « Souffla pendant plus de trois semaines une bise si violente et si froide que les rivières gelèrent si profondément que les charrois y passoient dessus en sûrete ; la gelée pénétra plus de trois pieds dans la terre (…) », relate le curé de la paroisse d’Amplepuis, près de Lyon. En même temps que ces températures polaires, la neige tombe en abondance, recouvrant villes et campagnes comme un linceul…
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Début février, le mercure remonte, laissant croire à la fin de l’épisode. Mais une seconde lame vient trancher net l’espérance retrouvée. Des gelées, aussi fortes que les premières, accablent à nouveau le Royaume pendant plusieurs semaines : « Cette seconde gelée perdit tout, poursuit Saint-Simon. Les arbres fruitiers périrent, il ne resta plus ni noyers, ni oliviers, ni pommiers, ni vignes, à si peu près que ce n’est pas la peine d’en parler. Les autres arbres moururent en très grand nombre, les jardins périrent et tous les grains dans la terre. On ne peut comprendre la désolation de cette ruine générale. »
Les conséquences immédiates sont terribles. Les Français meurent littéralement de froid. Les plus fragiles sont les premières victimes – femmes, enfants, vieillards. Dans les villes, à la campagne, des cadavres pétrifiés sont ramassés chaque matin. Des morts impossibles à ensevelir, à cause des sols gelés en profondeur. Les puissants ne sont pas épargnés. A Versailles, « tout le monde grelotte au château, rapporte encore le mémorialiste, le vin gèle dans les carafes ; l’encre se fige au bout de la plume ; le mauvais pain d’avoine arrive sur la table de Madame de Maintenon ; le roi, aimant la chasse, évide de sortir… » Les fleuves et les rivières prises par les glaces rendent le ravitaillement par voie fluviale impossible.
Partout, la vie se fige. Les animaux souffrent eux-aussi. « Il périt quantité de bestiaux dans les escuries, écrit un prêtre. Plus de la moitié des animaux et des oiseaux à la campagne, des poissons dans les rivières et dans les étangs (…) »
Après le froid, la faim
La remontée du mercure ne met pas fin aux souffrances, loin de là. Le peuple a moins froid, mais le peuple a faim. Il n’y a plus rien à manger. Les semailles de l’automne sont perdues et les rares céréales qui ont survécu pourrissent en raison du dégel. Ce fléau indirect accentue la catastrophe : les sols sont trempés, les cours d’eau en crue. Toutes les récoltes, les vignes, les arbres fruitiers, les oliviers sont perdus pour l’année. Et, surtout, le blé manque. « La famine a été si grande, rapporte un chroniqueur, que le peuple mangeait des herbes parmi les champs. On fit du pain avec des glands, des racines de fougère, de la sciure de bois… » Les dents se cassent sur l’écorce des arbres ou mâchent la paille des chaumières. La pénurie de grains fait monter les prix, qu’accentue encore, ô bassesse humaine, la spéculation des négociants. La disette entraîne son lot d’épidémies : typhus, variole, fièvres emportent les organismes affaiblis. Des maladies oubliées depuis le moyen-âge ressurgissent. Ainsi le terrible « mal des Ardents » ou « feu de Saint-Antoine », causé par l’ingestion de seigle avarié et provoquant la gangrène.
Dès le printemps, des émeutes éclatent un peu partout. Inquiètes, les autorités réagissent par une politique interventionniste. L’État limite le prix du pain, traque les spéculateurs, met en place la distribution de nourriture aux plus démunis et impose une contribution spéciale aux plus aisés. Les chasses sont interdites. Un édit royal autorise l’ensemencement de la moindre parcelle. Des « ateliers publics » sont ouverts pour aider les vagabonds. Le roi donne l’exemple en faisant fondre de sa vaisselle d’or, imités par ses courtisans. On se résoud à acheter du blé à l’étranger, à grand frais.
Ce « Grand Hiver » et ses suites marqueront durablement la mémoire des hommes. Il « acheva de désespérer la nation », écrira Voltaire dans le Siècle de Louis XIV. Voltaire, qui, âgé de 16 ans en 1709, connût dans sa chair l’implacable rigueur de ces mois terribles. L’hiver suivant sera aussi très froid – dans des proportions moindres, certes. Au total, entre 1709 et 1711, la France aura perdu, selon les estimations, de 500 à 600 000 habitants, sur une population de 22 millions.
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